dimanche 1 mai 2016

Le Revenant : «Quebec bashing» à Hollywood

Christian Néron, avocat québécois et historien du droit, dresse la liste de ces mensonges qui ne font pas honneur au cinéma hollywoodien…
Affiche du film, The Revenant, sorti en France le 24 février 2016, avec Leonardo DiCaprio, Oscar du meilleur acteur.Il est rarement question des Canadiens français dans le cinéma américain.
Le Revenant fait exception mais en présentant un groupe de« trappeurs » canadiens-français comme une bande de dégénérés.
Ce film oscarisé, qui a fait le tour du monde (*), noircit notre réputation en offrant une image répulsive des« vrais » méchants dans l’histoire de l’Amérique du Nord.
Mais qu’en est-il de cette histoire présentée comme vraie ? Examinons les faits.
Les voyageurs et coureurs des bois sont des figures emblématiques d’une épopée qui a beaucoup fait rêver. Leur odyssée en Amérique du Nord n’a rien d’une légende ; elle constitue l’une des grandes aventures de l’histoire du monde.
Elle débute avec d’audacieux explorateurs français et se poursuit sur plus de deux siècles avec leurs enfants et leurs descendants qui ne tarderont pas à affirmer par ailleurs leur identité en prenant le nom de Canadiens.
Il est ironique que ce film ait cherché à faire passer les Canadiens pour des brutes racistes à l’endroit des Indiens alors que l’histoire a clairement démontré le contraire.
De tous les Européens à avoir pris racine en Amérique, les Français ont été les seuls à respecter le droit international de cette époque à l’endroit des Indiens, c’est-à-dire les seuls à n’avoir jamais cherché à les asservir et à les exterminer.
Comment expliquer cet écart de civilisation qui distingue tant les Français des Anglais, des Espagnols et des Portugais ? La réponse réside en grande partie dans un état d’esprit que l’on pourrait résumer par une curiosité débordante et un sens marqué de la justice. Examinons d’abord le sens de la curiosité.

La curiosité

Il faut se souvenir que l’humanisme a été la grande passion du XVIème siècle. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la grande découverte de cette époque n’a pas été le Nouveau Monde, mais l’Ancien, plus précisément l’Antiquité. Les grands auteurs de l’Antiquité ont alors fait fureur ; ils ont été lus, commentés, traduits et imités de toutes les façons. Tous les esprits curieux n’en avaient que pour eux.
En France, cette passion a pris l’envergure d’une mystique nationale. Au début du siècle suivant, à l’époque de Champlain, les Français avaient l’esprit à ce point saturé des enseignements et des exemples de l’Antiquité que, sans trop s’en rendre compte, ils se voyaient comme les Romains des temps modernes.
Même Louis XIV se prenait pour un nouvel Auguste. Les plus grands exemples du monde classique avaient marqué les esprits. C’était partout dans l’air du temps. En littérature, les auteurs fétiches étaient Homère et Virgile ; les chefs-d’œuvre les plus appréciés, l’Iliade et l’Odyssée. Écrire une épopée faisait rêver bien des écrivains.
Une épopée était une légende où les actions de quelque personnage illustre concouraient à une fin héroïque. Le public se délectait de ces histoires. Les esprits s’enivraient d’allégories, d’exploits, de prouesses, de fins glorieuses. Alors pourquoi se contenter de rêver ! Le Nouveau Monde existait ; il était mystérieux, attirant, fascinant ; il était le monde de tous les défis.
La curiosité, le goût du mystère, l’espoir de se distinguer dans des actions mémorables, tout ça ne pouvait que déterminer les esprits les plus bouillants à risquer la grande épopée en Amérique. Les curieux et les audacieux pouvaient enfin relever des défis à la mesure de leurs rêves.
Représentation de Champlain dans un canot avec deux Indiens, descendant des rapides. Aquarelle sur crayon, John Henry de Rinzy, 1603 - Library and Archives Canada, n°2895971.

Le sens de la justice

L’autre dimension de la grande épopée française en Amérique est celle de la justice. La redécouverte de l’Antiquité a aussi marqué les esprits par un intérêt renouvelé pour le droit romain. L’étude de ce droit a fait ressortir l’idée que toute justice procédait de la loi ; il fallait donc se mettre à pied d’œuvre pour découvrir les lois qui permettraient de construire un monde plus juste.
Au XVIème siècle, de nombreux juristes français vont donc se mettre à la recherche du Saint-Graal du droit. Ils ne feront aucune découverte spectaculaire, mais l’idée va naître que la meilleure façon d’améliorer la justice serait d’unifier le droit, de le réduire en principes, de le structurer dans un ordre géométrique. Il fallait donc clarifier et ordonner le droit.
Au XVIIème siècle, une autre étape est franchie ; cette fois, c’est l’État qui prend l’initiative. Colbert, lui aussi marqué par les idées de son époque, rêve d’unifier tout le droit français et de le synthétiser dans un ordre géométrique. Mais il n’est pas que rêveur, il est d’abord et avant tout un homme d’action d’une rare efficacité. Sa première décision sera d’unifier le droit dans les colonies.
Lorsque la Nouvelle-France devient colonie de la couronne en 1663, Colbert juge que la situation se prête à soumettre la population à une seule et même loi. Cette idée, pourtant si banale aujourd’hui, est alors révolutionnaire. Nulle part au monde une population entière n’avait été soumise à une seule et même loi. Colbert ambitionnait surtout d’appliquer cette idée à la France entière. Or, la Nouvelle-France lui offrait l’occasion rêvée de tester son projet de réformer le droit.
Portrait de Jean-Baptiste Colbert peint d’après une gravure réalisée par Robert Nateuil en 1676.Colbert convainc également le jeune Louis XIV de synthétiser le droit par sujets. De 1665 à 1681, tous les efforts sont conjugués pour réduire le droit sous formes d’ordonnances de codification.
Chaque fois qu’il y en a une d’achevée et d’enregistrée au Parlement de Paris, elle devient par le fait même en vigueur sur le territoire de la Nouvelle-France. Il y en aura cinq jusqu’en 1681.
À l’unification et à la codification, Colbert a l’idée de donner à la Nouvelle-France un système d’administration de la justice selon des principes nouveaux.
L’hérédité et la vénalité des offices sont écartées ; ils sont remplacés par un système d’appointements fondés sur la compétence.
Le personnel du système judiciaire est alors formé uniquement de commissaires et de commis recrutés par l’État ; le seul critère est la compétence. L’administration de la justice devient exemplaire, d’une modernité jamais égalée. Cette réforme aura des conséquences profondes dans le développement d’un sens de la justice chez les Canadiens. Leur rapport avec les Indiens ne s’en portera que mieux.
Au plan du droit international, la doctrine des grands auteurs de ce temps reconnaissait aux Européens le droit de commercer avec les Indiens et de leur envoyer des missionnaires ; elle interdisait toutefois de les déranger dans leurs modes de vie.
Conformément à cette doctrine, et contrairement aux autres Européens en Amérique, les Canadiens ne verront donc pas dans les Indiens des primitifs que l’on pouvait asservir, dépouiller, exterminer. Leur sens de la justice restera rationnel et raisonnable, respectueux du droit et du bien d’autrui. Cette façon de concevoir la justice, enracinée dans les esprits, se maintiendra malgré la cession du pays à l’Angleterre.
Le sens de la justice des Canadiens deviendra même un sujet d’intérêt, entre 1764 et 1773, lorsqu’il sera question de changer la constitution du Canada. Les nombreux rapports rédigés à ce sujet ne manqueront pas de le faire ressortir et de mentionner l’avantage qu’il représentait pour le maintien de la paix avec les Indiens.
Ainsi, lorsqu’il sera discuté, en décembre 1773, des nouvelles frontières de la province de Québec, les lords du Conseil privé conviendront à l’unanimité de faire confiance au sens de la justice des Canadiens, et de se méfier de celui des Anglo-américains, trop avides du bien d’autrui.
La paix générale dans l’arrière-pays indien en dépendait. Pour ce motif, les lords du gouvernement prolongeront les frontières de la province jusqu’à la rivière Ohio au Sud, et jusqu’au Mississippi à l’Ouest.
Le sens de la justice des Canadiens continuera de les honorer lorsqu’ils traverseront le Mississippi pour aller du côté de la Louisiane. Dans les années 1780, ils parviendront jusqu’au Haut-Missouri, là où se passe l’intrigue du Revenant.
Ils vont trouver cette région dans un grand désordre, les Indiens étant en conflits violents au sujet de leurs territoires de chasse. Conformément à leur tradition de diplomatie commerciale, les traiteurs (ou négociants) canadiens vont s’appliquer à concilier leurs différends, à les convaincre des avantages de la paix et du commerce.
En fait, toute cette violence les laissait dans un état d’insécurité constant. À chaque nouvelle guerre, la chasse s’arrêtait et les guerriers s’exterminaient mutuellement. Dans les villages, les réserves de nourriture s’épuisaient ; la survie du groupe tout entier se voyait mise en péril.
À de rares exceptions près, les Canadiens parviendront à les persuader de renoncer à ces violences meurtrières. Cependant, lorsque les Anglo-américains arriveront, suite à la vente de la Louisiane, ils vont tout remettre à l’envers ; ils vont même exploiter les causes de conflits pour amener les Indiens à s’exterminer entre eux.
La « Grande alliance » entre Samuel de Champlain et Anadabijou, le « Grand Sagamo », chef de la nation des Innus ou Montagnais-Naskapis, 27 mai 1603.

Le film

On rapporte que le réalisateur du film aurait bénéficié de l’expertise des meilleurs historiens pour l’aider à comprendre l’époque du commerce des fourrures. Or, malgré cette expertise, les traiteurs et voyageurs canadiens y sont dépeints comme les résidus d’un âge des ténèbres. Les images nous les montrent dégénérés, cruels, violents, vicieux.
Le spectateur n’en a pas davantage besoin pour comprendre que la vente de la Louisiane aux Anglo-américains a permis d’éviter d’indicibles malheurs. La fin de cet âge des ténèbres ne pouvait qu’en annoncer un autre, plus lumineux, plus résolument tourné vers le progrès et l’avenir.
Le héros du film incarne d’ailleurs superbement la force et le courage de cette vague de pionniers qui vont bientôt affluer pour construire cette Amérique nouvelle, fleuron de la civilisation anglo-saxonne.
Toutefois, la fiction du film cache une immense tragédie qui commence à l’été 1823 dans le Haut-Missouri. L’arrivée des traiteurs et trappeurs anglo-américains ne fait qu’annoncer l’intervention de la cavalerie américaine qui, elle, va s’occuper de soumettre les Indiens à la volonté de l’homme blanc.
Au cours du mois de mai de l’été 1823, un groupe de traiteurs et trappeurs anglo-américains décide d’emprunter la rivière Missouri pour se rendre à la rivière Yellowstone plus à l’ouest. À la hauteur des villages arikaras, ces intrus passent tout doucement sans se soucier de personne ; ils ignorent, ou font semblant d’ignorer, que les Arikaras forment le groupe dominant de la région, qu’ils luttent depuis des temps immémoriaux pour maintenir leur autorité sur cette rivière et les alentours.
Les Indiens n’ont rien de plus précieux à protéger que leur souveraineté sur ce territoire ; leur survie en dépend. Cette intrusion des Anglo-américains est assimilable à un crime de lèse-majesté ; elle touche des intérêts vitaux.
Les traiteurs et trappeurs anglo-américains ont cependant leur propre conception du droit et de la souveraineté ; ils n’envoient aucune ambassade aux Arikaras ; ils ne s’arrêtent pas pour leur parler, pour les rassurer, pour les informer de leurs intentions, pour leur offrir leur amitié, pour les inviter à faire du commerce.
Bref, conformément à leurs préjugés sur la suprématie de la force, les Anglo-américains se comportent comme des maîtres en pays conquis ; une souveraineté des Arikaras sur le Haut-Missouri est une idée qui n’effleure même pas leur esprit. Pire encore, ils ont l’imprudence, voire l’arrogance, de s’amener avec des guides sioux, ennemis mortels des Arikaras.
Indien Arikara portant une peau d’ours - Photographie Edward S. Curtis, 1908.Par cet outrage à la paix publique, les Anglo-américains se faisaient agresseurs ; ils mettaient au défi la souveraineté et la sécurité du groupe tout entier.
Leurs intérêts ainsi menacés, les Arikaras n’avaient d’autre choix que de s’incliner ou de rétablir la justice selon leurs propres coutumes.
En matière de guerre, ils ne connaissaient – comme tous les Indiens d’ailleurs – qu’une seule et même tactique : attaquer par surprise pour provoquer la panique dans les rangs de l’ennemi. C’est ce qu’ils vont faire.
Les Anglo-américains ont ainsi été attaqués au petit matin du 1er juin 1823. Ils n’étaient pas d’innocentes victimes agressées par de méchants barbares ; ils étaient des intrus, des étrangers hostiles ; ils étaient armés et accompagnés des pires ennemis des Arikaras ; ils se comportaient comme des maîtres en pays conquis ; ils remettaient en question la souveraineté ancestrale des Arikaras sur le Haut-Missouri. Injure suprême, des Sioux en étaient témoins.
Pourtant, sur une période de deux siècles, les traiteurs et voyageurs canadiens avaient parfaitement réussi à tisser des liens de confiance, à maintenir la paix, à commercer avec les Indiens.
Le secret de leur réussite a toujours résidé dans leur sens de la justice et de la diplomatie. Jamais ils n’ont méprisé la souveraineté des Indiens sur leurs territoires, toujours ils les ont entretenus des avantages de la paix et du commerce. Cette stratégie a été heureuse ; elle leur a permis d’établir d’innombrables liens de confiance indispensables à la prospérité du commerce.
Au moment de la vente de la Louisiane aux Anglo-américains, en 1803, la diplomatie canadienne avait fait son œuvre partout. Il n’y avait plus un village où les Canadiens n’étaient accueillis en amis pour faire du commerce. Plus encore, ils étaient de remarquables conciliateurs ; partout où ils arrivaient, ils reprenaient les mêmes arguments pour convaincre les Indiens à renoncer à la vengeance et à la guerre pour le règlement de leurs conflits.
De la façon la plus simple du monde, ils ont été les Casques-bleus de l’Amérique amérindienne avant que l’idée et le mot n’existent. Après 1803, avec l’irruption de la civilisation anglo-américaine, les Indiens des Plaines vont vite apprendre que l’homme blanc pouvait se montrer férocement avide du bien d’autrui.
Sur la rivière Missouri, la situation va irrémédiablement basculer lors des évènements de l’été 1823. Depuis des années déjà, toute forme de diplomatie avait disparu.
Non seulement les Anglo-américains étaient imperméables à toute discussion, mais ils convoitaient sans vergogne tout ce qui se présentait à eux : pas de lois ! Pas de morale ! Pas de justice ! Pire encore, dans un déferlement sauvage qui sera qualifié de « destinée manifeste », l’homme blanc ne reculera devant aucune cruauté pour affamer les Indiens, les affaiblir, les exproprier, les exterminer.
Ce que le film s’abstient surtout de montrer, c’est que suite à l’attaque du 1er juin 1823, la cavalerie américaine, appelée en renfort, va traverser le Mississippi pour se mettre à la poursuite des Arikaras.
Le 9 août 1823, elle arrivera à la hauteur des villages du Haut-Missouri ; elle sera accompagnée de 750 guerriers sioux, ennemis héréditaires, ravis de prendre leur revanche en si belle compagnie. Les Arikaras ne seront pas immédiatement écrasés, mais ils connaîtront leur première défaite. Celle-ci incarnera d’ailleurs le début de la fin pour tous les Indiens des Plaines.
Quelques dizaines d’années plus tard, avec le chemin de fer et l’extermination du bison, ils seront tous soumis et parqués dans des réserves ; même les Sioux subiront le même traitement.
Il y a donc beaucoup d’ironie, de cynisme et de mépris de la vérité dans ce film. Alors que les Canadiens avaient témoigné d’une diplomatie remarquable pendant plus de deux siècles, ils y sont présentés comme les épaves d’un âge des ténèbres ; les images nous les montrent dégénérés, cruels, violents et vicieux. Quant aux Anglo-américains, qui symbolisent l’arrivée de l’âge des lumières, ils vont faire preuve des pires sauvageries dans l’expropriation et l’extermination des Indiens des Plaines.
On objectera que le film visait d’abord à divertir, mais il n’est pas nécessaire de mentir pour divertir. Au pays de la liberté, ils auraient dû se souvenir que le mensonge enchaîne, et que la vérité libère !
Anglo-saxons, Anglo-américains et Anglo-canadiens ont tous le même petit côté tordu : ils ne peuvent jamais laisser filer une bonne occasion de noircir tout ce qui est français.
Christian Néron
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