mardi 30 juillet 2013

Les Américains ont peur des vacances

Les Américains prennent si peu de vacances qu'a été attribué à leur pays le titre de "no-vacation nation" : le pays sans vacances. Selon un rapport publié sous cet intitulé en 2007, et mis à jour en mai 2013, par le Center for Economic and Policy Research (CEPR), un cercle de réflexion de gauche, c'est même la seule économie développée où les congés payés ne sont pas obligatoires.
Il ne faudrait pas en déduire que les citoyens des Etats-Unis ne partent pas en vacances. Branche par branche, entreprise par entreprise, les employeurs accordent des jours de congés aux salariés. Mais aucune loi ne les y oblige ni ne garantit le droit à des congés payés. Selon le Bureau des statistiques du travail, un quart des Américains, soit 28 millions de personnes, ne bénéficient pas de congés payés : 10 % des salariés à plein temps et 60 % de ceux qui travaillent à temps partiel n'ont pas de vacances ou ne sont pas rémunérés s'ils en prennent.
UN FARDEAU POUR L'EMPLOYEUR
Reste que les Américains n'ont pas la religion des vacances, encore moins du farniente. Les congés indemnisés sont avant tout vus à travers les lunettes de l'employeur : non seulement il faut compenser l'absence de revenus, mais il faut continuer à payer le personnel.
"En Europe, les vacances sont perçues comme quelque chose de sain pour les employés, de bon pour la motivation. Ici c'est un fardeau pour les employeurs et un privilège - non un droit - pour les travailleurs",explique Ariane Hegewisch, directrice d'études à l'Institute for Women's Policy Research, un institut de recherches de Washington.
La durée moyenne des congés payés, secteurs public et privé confondus, est de douze jours par an (sans compter les jours fériés). Pourtant, un tiers des bénéficiaires n'arrivent pas à les prendre en totalité et rendent trois jours en moyenne à leur employeur. La même proportion d'un tiers reste en contact fréquent avec le bureau ou relève régulièrement ses e-mails professionnels.
"Aujourd'hui, la durée moyenne de séjour dans le parc de Yosemite, en Californie, est de cinq heures, explique John de Graaf, le responsable de Take Back Your Time ("Reprenez votre temps"), une association qui milite pour l'allongement des vacances. La génération précédente y passait 48 heures."
FAINÉANTS
Héritage du puritanisme ? Les Américains emploient le terme de work ethic pour qualifier l'assiduité au bureau, comme s'il y avait une morale dans le surmenage. Travailler est une activité noble, qui élève. "L'idée même de vacances n'a jamais été sans anxiété ", écrit Cindy Aron, dans son "Histoire des vacances aux Etats-Unis" (Working at Play. A history of vacations in the United States, Oxford University Press, 1999, non traduit). Le conformisme social joue à plein. "Les gens ont peur d'être pris pour des fainéants", décrit John de Graaf, qui souligne les dangers du "tout productif". "En 1980, on vivait plus longtemps que chez nous dans 10 pays seulement. Maintenant, c'est vrai dans 45 pays."
La crise n'a pas incité à davantage de loisirs. "Le fait de ne pas avoir de droit aux vacances, combiné à la pression économique, rend les gens encore plus inquiets à l'idée de prendre leurs congés", explique MmeHegewisch.
Sans parler de la punition qui attend, au retour, celui qui s'est absenté trop longtemps. "Les Américains ne sont pas habitués, comme en Europe, à "couvrir" pour ceux qui sont en vacances. Les entreprises ne ferment pas. Quand les employés rentrent, c'est un tel stress pour rattraper le retard que beaucoup préfèrent limiter leurs vacances à une semaine", indique John de Graaf. Les salariés morcellent leurs congés, s'organisent des week-ends de trois jours. Seuls 14 % d'entre eux prennent deux semaines consécutives. Trois semaines ? C'est un signe extérieur de richesse - et d'excentricité.
DANS LES ADIRONDACKS
La situation n'a pas toujours été aussi extrême. Les vacances à l'américaine ont commencé dans une grande vague d'enthousiasme, peu après la guerre de Sécession, lorsqu'un jeune et svelte prédicateur de Boston publia Adventures in the Wilderness, récit de voyage dans les Adirondacks, une région montagneuse traversée de lacs et de rivières, dans le nord de l'Etat de New York.
William Murray - le pasteur - décrivait avec ravissement les forêts de la région, louait la pureté de l'air, la fraîcheur des ruisseaux qu'il avait descendus en canoë. Il affirmait que c'était une expérience dont le citadin, affaibli par la vie en ville, sortait régénéré. Au contact de la nature, l'homme retrouvait force physique et spirituelle.
Paru au printemps 1869, le livre fut un best-seller inattendu. Jusque-là, l'idée de wilderness, la nature à l'état sauvage, inspirait la crainte. Dès l'été, des centaines de New-Yorkais se ruèrent à la découverte des Adirondacks, un eden que la nouvelle ligne de chemin de fer avait mis à 36 heures seulement de Manhattan.
En 1875, quelque deux cents hôtels et campements opéraient dans les montagnes. Les grandes fortunes de l'époque - les Vanderbilt, les Rockefeller, les Carnegie - se firent construire des camps de luxe où leur famille prenait ses quartiers d'été.
En quelques années, l'habitude fut prise de "vider" (vacate) les appartements de Manhattan à la fin juin. Le terme vacation était né. Il allait rapidement remplacer le mot britannique holiday, qui désigne aujourd'hui aux Etats-Unis les fêtes et les jours fériés.
Au début du XXe siècle, l'apparition de la voiture lance des millions d'Américains à la découverte de leur pays. Le phénomène s'amplifie après la seconde guerre mondiale, avec le développement de l'industrie automobile. A partir de 1956, les autoroutes continentales commencent à sillonner le pays.
L'ÂGE D'OR DES VACANCES EN FAMILLE
En 1959, Alfred Hitchcock fait lui-même la promotion de La Mort aux trousses (North by Northwest), le film où il promène le spectateur - et Cary Grant - de Manhattan au mont Rushmore et à ses figures présidentielles taillées dans la roche. "Avez-vous déjà planifié vos vacances ?", demande-t-il dans la bande-annonce. Les loisirs se démocratisent, être bronzé n'est plus un signe de pauvreté. Seuls les domestiques et les ouvriers agricoles n'ont pas accès aux vacances.
Les magazines vendent l'attrait de la découverte, Hemingway, Faulkner, Steinbeck écrivent pour le magazine Holiday... C'est l'âge d'or des vacances en famille, les enfants empilés à l'arrière de la berline. Celles du Midwest descendent vers les plages de l'Atlantique, cadres et professions libérales achètent des bungalows sur la côte est - "the Jersey shore", berceau aujourd'hui encore de la culture populaire. Camper est un must : les enfants font ainsi l'expérience du wilderness - cette notion désormais consubstantielle à l'identité américaine.
Les Noirs qui le peuvent sacrifient aussi au road trip mais dorment dans des motels séparés. Quand la ségrégation ne les force pas à passer la nuit dans leur voiture, une expérience humiliante qui contribuera à l'explosion de la lutte pour l'égalité dans les années 1960.
L'ENGRENAGE INFERNAL "TRAVAILLER-DÉPENSER"
A ce stade, le temps de travail aux Etats-Unis est encore comparable aux normes européennes. Tout se gâte dans les années 1970, après la crise et le choc pétrolier. En 1992, l'économiste Juliet Schor, de Harvard, montre que les Américains ont subi une réduction de leur temps de loisir annuel de 140 heures en vingt ans. Elle dénonce "la maladie de la classe moyenne"américaine, entraînée dans l'engrenage infernal "travailler-dépenser". L'Europe, au contraire, allonge d'une semaine, voire deux, la durée des vacances.
Le fossé se creuse encore vers les années 1990, avec le début de la plus longue période de prospérité - et de consommation effrénée - que les Etats-Unis aient connue. Aujourd'hui, selon le Bureau des statistiques du travail, l'employé américain travaille en moyenne 100 heures de plus par an que dans les années 1970. Pour les femmes : 200 heures, soit cinq semaines, de plus.
Que font les Américains de leurs maigres vacances ? Selon Heather Hunter, de l'Automobile Association of America, les principales destinations sont Orlando, en Floride (pour Disneyworld), Anaheim, en Californie (pour Disneyland), Las Vegas, dans le Nevada (pour les casinos), et Washington, la capitale fédérale. "Les croisières sont très populaires, ajoute Mme Hunter. C'est le meilleur rendement. Tous les coûts sont compris : voyage, activités, repas."
UN PROJET, VOIRE UN EXPLOIT
Les Américains aiment les getaway, ces escapades-défouloirs d'un week-end à La Nouvelle-Orléans, Las Vegas ou Cancun où l'on s'offre des beuveries d'anthologie. Mais le plus souvent, ils rendent visite à leur famille, et il y en a toujours à l'autre bout du pays. S'étaler sur une plage est plutôt prolétaire. Les familles aisées prennent une semaine à Québec ou au Costa Rica, les divorcés s'inscrivent à un atelier de peinture en Toscane...
Pas question d'errer dans l'inutile, les vacances exigent un projet, voire un exploit. Une fois tous les cinq ans, les plus dynamiques embarquent pour une grande expédition qui, exceptionnellement, vaudra plus d'une semaine d'absence : parcourir le sentier des Appalaches, grimper le sommet le plus haut de l'Amérique du Nord... Environ 16 % des lycéens travaillent, soit deux fois moins qu'en 1990. Mais les étudiants sont encore 40 % à prendre des petits boulots tout l'été.
Faute de grands départs et de grande transhumance, les Etats-Unis ne connaissent pas le phénomène de la "rentrée". Un concept qui n'a pas de traduction immédiate ("back to school" est ce qui s'en approche le plus). Les vacances se terminent comme elles sont venues : par un long week-end (trois jours entiers !) début septembre. C'est Labor Day : la fête qui célèbre le travail.
Le Monde

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