samedi 23 octobre 2010

Les Français ont raison de se battre pour leur retraite et devraient même être pris en exemple en Europe et ailleurs, assure un économiste américain.

Mark Weisbrot

Les manifestations qui [secouent] la France mettent en évidence certaines différences avec les Etats-Unis. Les Français ont décidé, outre des arrêts de travail et des grèves à grande échelle, de descendre dans la rue par millions pour défendre leurs acquis en matière de retraite. La colère populiste des Français se trouve orientée dans une direction positive – contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, où elle se mobilise essentiellement [à l’approche des législatives du 2 novembre] pour élire des candidats qui feront de leur mieux pour accentuer les souffrances des ouvriers et de la classe moyenne.

Je dois reconnaître, cependant, avoir été troublé par l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007. N’a-t-il pas fait campagne sur l’idée que la France devait rendre son économie plus “efficace”, à l’instar de celle des Etats-Unis ? En réalité, il n’aurait pu imaginer pire moment pour débiter son baratin. Outre-Atlantique, sa bulle immobilière était sur le point d’exploser et allait bientôt, non seulement causer notre grande récession, mais aussi entraîner la plupart des économies mondiales dans le marasme. Mais Nicolas Sarkozy a beaucoup été aidé par les grands médias internationaux. Ces derniers adoraient le modèle américain et ont contribué à diffuser un certain nombre de mythes, repris ensuite dans la campagne présidentielle du candidat Sarkozy. Parmi ces mythes, l’idée qu’une économie mondialisée ne pouvait supporter les coûts exorbitants de la protection sociale et des allocations de chômage, et que les employeurs recruteraient davantage si on réduisait les impôts sur les riches et s’ils pouvaient licencier plus facilement.

Nicolas Sarkozy a également promis de ne pas relever l’âge de départ à la retraite. Il faut savoir cela pour comprendre l’ampleur de l’indignation suscitée par sa volonté de faire passer celui-ci de 60 à 62 ans pour une pension réduite, et de 65 à 67 ans pour une retraite à taux plein. (Dans le système public de retraite américain, la plupart des gens optent pour la pension à taux réduit qui est possible à partir de 62 ans ; les personnes nées après 1959 ne pourront percevoir une retraite à taux plein qu’à partir de 67 ans).

Une fois encore, la plupart des médias internationaux pensent que les Français manquent de réalisme et devraient suivre le mouvement comme tout le monde. L’espérance de vie a augmenté, argumentent-ils, et nous devrons tous travailler plus longtemps. C’est un peu comme ne donner que la moitié du score d’un match de base-ball (ou de football si vous préférez). Face [à ce calcul purement démographique] on oublie que la productivité et le PIB auront eux aussi augmenté dans l’intervalle ; en clair, les Français auront donc la possibilité, non seulement de passer davantage d’années à la retraite, mais aussi de financer cette situation.

L’âge de départ à la retraite a été revu pour la dernière fois en 1983. Le PIB par habitant a depuis augmenté de 45 %. En comparaison, l’augmentation de l’espérance de vie a été très faible. Le nombre d’actifs par retraité est passé de 4,4 en 1983 à 3,5 en 2010, mais la croissance du revenu national a été largement suffisante pour compenser ces évolutions démographiques. Il est donc parfaitement raisonnable de la part des Français de souhaiter que les actifs puissent passer plus de temps à la retraite au fur et à mesure que l’espérance de vie augmente. Et c’est bien ce qu’ils souhaitent en majorité. Sans avoir à se lancer dans de savants calculs, ils sentent intuitivement que si un pays s’enrichit d’année en année, il n’y a pas de raison que sa population consacre plus de temps à travailler.

L’élévation de l’âge de la retraite est une mesure hautement régressive, qui frappera durement les ouvriers. Les actifs pauvres, qui ont une espérance de vie plus courte, vont perdre une plus grande proportion d’années de retraite que les autres. Ceux des actifs qui devront arrêter de travailler plus tôt pour cause de chômage ou d’autres difficultés penseront, à raison, que la baisse de leur pension est une conséquence de ce changement. Et bien sûr, cette baisse ne concernera pas les plus riches dont la pension ne dépend pas pour l’essentiel du système de retraite public.

La France connaît un niveau d’inégalité plus faible que la plupart des pays de l’OCDE. C’est en outre l’un des cinq pays, sur les trente que compte l’OCDE, à avoir vu les inégalités diminuer entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2000. Et, au sein de ce groupe, elle est le pays à avoir connu la plus forte baisse des inégalités, même si celle-ci s’est concentrée entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990. Elle a jusqu’à présent résisté à certains des changements qui ont provoqué une régression sociale pour les actifs – et, en particulier, pour les actifs à faibles revenus des pays riches. Les autorités européennes (dont la Commission européenne et la Banque centrale européenne) et le Fonds monétaire international accélèrent ce processus de régression dans les pays les plus faibles de la zone euro (par exemple la Grèce, l’Espagne et l’Irlande). Ces institutions et nombre de responsables politiques tentent de saisir le prétexte des problèmes économiques actuels pour introduire des réformes réactionnaires.


D’après les sondages, les grévistes sont soutenus aux trois quarts par la population française, malgré la pénurie de carburant et les autres perturbations. Les Français en ont déjà assez de leur gouvernement de droite, et c’est en partie ce qui suscite ce mouvement de protestation. Malgré la faiblesse du Parti socialiste, la France possède une gauche plus forte que la plupart des autres pays. Celle-ci a la capacité et la volonté d’organiser des manifestations, des arrêts de travail et de larges campagnes de sensibilisation. Les Français se battent en fait pour l’avenir de l’Europe – et donnent l’exemple aux autres pays. Ici, aux Etats-Unis, à l’heure où des attaques contre les retraites se profilent, nous pouvons, au mieux, espérer repousser les coupes budgétaires proposées dans un filet social pourtant beaucoup moins généreux.

The Guardian

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