lundi 25 février 2008

Cognac, hip-hop et mondialisation

LE MONDE

L'année 2007 a été une année exceptionnelle pour le cognac, jamais il ne s'est si bien vendu. Pas en France, où sa consommation recule, mais partout dans le monde, à commencer par les Etats-Unis où les milieux hip-hop l'ont depuis longtemps adopté. Mariage d'un vieux terroir français avec le rap, le brandy made in France ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui sans les Africains-Américains.


Quelque 158 millions de bouteilles de cognac ont été vendues en 2007 - 4,1 % de plus qu'en 2006 -, dont 95 % à l'étranger. Miracle de la mondialisation, le cognac est un motif d'orgueil pour le commerce extérieur français, et de jalousie pour les secteurs à la peine : aéronautique, automobile...

La recette de ce miracle n'a pas varié depuis quatre siècles, c'est là son secret. De Cognac à Jarnac, le vin blanc des Charentes est toujours distillé à l'identique, passé et repassé dans l'alambic, pour donner une eau-de-vie qui, des années durant, dort dans des barriques en chêne où elle se bonifie. Les maîtres de chai assemblent alors ces eaux-de-vie, d'âges et de crus différents, avant de les mettre en bouteilles. Un peu sorciers, un peu magiciens, ils cisèlent ces assemblages de préférence entre 11 heures et midi, à l'heure où leurs papilles gustatives sont tout en éveil.

Quel rapport avec les rappeurs de Harlem et du Bronx ? Par quel sortilège ce nectar emblématique de la molle Charente a-t-il pris racine dans la jungle urbaine ? Les rappeurs se le sont approprié, voilà tout. Ils ne disent pas "cognac" mais "yak", comme ils disent "Nigga" pour "Noir". Et ils connaissent par coeur Pass the Courvoisier, un tube du duo Busta Rhymes-P. Diddy (l'ex de Jennifer Lopez), qui rend un hommage ébouriffant au cognac : "Passez-moi le Henny (...), vous pouvez me passer le Remi, mais passez-moi surtout le Courvoisier." Un morceau syncopé qui mêle dans le même sabir Hennessy ("Henny"), Rémy Martin ("Remi") et Courvoisier.

Les ventes de cognac ont reculé de 6 % dans les pays de l'Union européenne en 2007. Mais elles ont progressé de 6 % aux Etats-Unis. Merci aux rappeurs. Une clientèle qui, s'il le faut, dépense sans compter pour s'offrir une grande champagne, le nec plus ultra des eaux-de-vie des Charentes.

Au 40/40, un club ouvert en 2003 au sud de Manhattan par la star du hip-hop Jay-Z, commander l'une de ces bouteilles d'exception auréole un rappeur. Une cuvée Louis-XIII, de Rémy Martin, en carafe de baccarat, par exemple, 1 200 euros les 70 centilitres dans le commerce, le triple au 40/40 où elle est le clou du Rémy Lounge, un salon pour VIP dédié au cognac.

Quiétude d'un terroir ancestral d'un côté, violence des ghettos de l'autre : en franchissant l'Atlantique, le cognac a muté. Tout en retenue et en sagesse sur sa terre natale, il rime avec fièvre et ostentation dans les milieux hip-hop où l'on rejette le whisky, perçu comme un drink pour WASP (white anglo-saxon protestant).

Le hip-hop ? Deux syllabes en forme de manifeste. "Hip" pour "à la mode, dans le coup", "hop" pour "sauter, bondir". Quel contraste avec l'image traditionnelle du cognac ! Celle d'un bourgeois replet savourant, dans des volutes de havane, un XO 10 ans d'âge (XO signifie extra old). Le mystère de cette acculturation n'en est pas un. Le cognac s'est toujours exporté, le grand large est dans ses gènes. Au XVIIIe siècle déjà, les Charentes expédiaient des dizaines de milliers de barriques d'eau-de-vie aux Etats-Unis, au Canada, à Saint-Domingue, dans les pays scandinaves, en Hollande et en Grande-Bretagne. A l'époque déjà, ce spiritueux était connu dans le monde entier.

La toponymie de la ville de Cognac illustre ce rapport précoce à la mondialisation. On y trouve une rue Richard-Cobden (1804-1865), l'un des apôtres du libre-échangisme. Un hommage surprenant dans une agglomération de 20 000 habitants, à l'écart des grands axes aujourd'hui comme hier.


LES FRANÇAIS BOUDENT


On y trouve aussi une place Jean-Monnet (1888-1979), natif de Cognac, dont la vie se confond avec les relations transatlantiques et la construction européenne. Un père négociant, une mère fille d'un ancien tonnelier des Hennessy devenu maître de chai : Jean Monnet a d'abord gagné sa vie en vendant du cognac. Il n'a que 16 ans lorsque ses parents l'envoient se former en Angleterre, le pays où la marque familiale, J.-C. Monnet, aujourd'hui disparue, a de gros clients. A 18 ans, tournant le dos aux études, il sillonne déjà les Etats-Unis, chargé par son père d'y développer le réseau commercial de la maison.

Le futur secrétaire général adjoint de la Société des nations (SDN), l'infatigable architecte d'une Europe unie, disait de son expérience de négociant - le mot négociant évoque celui de négociateur : "En Chine, il faut savoir attendre. Aux Etats-Unis, il faut savoir revenir. Deux formes de la patience à laquelle le cognac, fruit d'une certaine durée, prédispose si bien."

Jean Monnet disait aussi de son séjour, encore adolescent, outre-Manche : "Entre Cognac et Londres, il y avait des liens qui ne passaient pas par Paris." La remarque vaut pour aujourd'hui. Comme Jean Monnet, les gens des Charentes ont une aptitude innée à s'affranchir des frontières. Le vaste monde est leur horizon. Ils lui doivent leur longévité. Car il n'y a pas qu'aux Etats-Unis que le cognac s'exporte. En 2007, ses ventes ont beaucoup progressé aussi en Extrême-Orient (Asie du Sud-Est, Chine et Japon) de 12,9 %.

Les nouveaux riches des pays émergents, ces tard-venus au festin de la mondialisation, lui font fête. Ils apprécient les cognacs de grande marque, un Hennessy Paradis Extra par exemple, qui fait à Shanghaï et à Tokyo la prospérité de LVMH, au même titre que les bagages Vuitton (la dénomination officielle du groupe est LVMH Moët Hennessy-Louis Vuitton).

Dopées par le marché asiatique et aussi par l'américain, les ventes de cognac de qualité (VSOP, Napoléon, XO...) ont dépassé la moitié des ventes totales, pour la première fois en 2007. Le monde riche plébiscite le cognac, mais les Français le boudent (moins 23 % en 2007). Ils préfèrent le whisky, dont ils consomment autant de bouteilles qu'il se vend de flacons de cognac à l'étranger. Paradoxe d'un terroir qui ne fait pas recette chez les siens.

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